Du juste prix de l’ebook

29 octobre 2019
Posté dans Billet d'humeur
29 octobre 2019 Enguerrand Artaz

C’est un débat qui refait régulièrement surface au sein de la sphère littéraire et avec les lecteurs. Certains s’offusquent de voir un ebook être vendu au même prix, ou même seulement moitié moins cher, que le grand format associé, tandis que d’autres déplorent que nombre d’auteurs (auto-édités notamment) proposent leurs œuvres au format électronique à des prix dérisoires. Dans un monde où la valeur des choses est en perte totale de repères, peut-on essayer de définir un juste prix pour les ebooks ? Peut-être.

Stop à la braderie !

Penchons nous d’abord sur les prix excessivement bas (moins de 2€ par exemple) que l’on rencontre assez régulièrement, notamment chez les auteurs auto-édités qui proposent leurs œuvres via les plateformes comme Amazon ou Kobo. Deux arguments justifient généralement une telle politique tarifaire de la part des auteurs. D’un côté, « je suis un auteur indépendant (voire, de plus, débutant) donc si je met un prix trop élevé, personne n’achètera mon livre ». De l’autre, « si je met un prix très bas, je vendrai plus donc, même si je ne gagnerai peut-être pas plus, j’aurai plus de visibilité et donc plus de chances de percer ».

Dans les deux cas, ces arguments sont erronés. Premièrement, même si un prix très bas peu légèrement accroître les ventes, la différence ne sera pas significative. Dit autrement, un auteur qui vend son ebook 1€ ne vendra pas cinq fois plus que celui qui le vend 5€. C’est donc un mauvais calcul financier qui, de plus, n’aura pas d’impact réel sur la visibilité de l’auteur. Par expérience, multiplier par 2,5 le prix de l’ebook de La Route des Montagnes n’a pas changé grand chose à sa dynamique de vente. Toujours par expérience, seule les phases de promo gratuite sur Amazon ont entraîné un net changement des « ventes ». On pourrait débattre longtemps sur la gratuité, mais ce n’est pas l’objet ici car, même si elle peut avoir son intérêt dans certaines démarches et notamment avec certains formats courts, elle ne représente évidemment pas un modèle économique viable.

Deuxièmement, partir du principe que parce qu’on est indépendant et/ou débutant, on doit se brader, c’est également une erreur. Ce que vous vendez, c’est votre imagination et votre création, pas votre statut ! D’ailleurs, vous ne verrez aucune maison d’édition vendre le livre d’un auteur débutant à, mettons, 50% du prix de celui d’un auteur confirmé (il peut y avoir une décote mais pas de cet ordre). Seule la taille de l’œuvre peut influer sur le prix (on ne vend pas, normalement, un livre de 150 pages au même prix qu’un pavé de 600) et les premiers romans étant souvent plus courts, cela peut justifier un prix un peu en dessous de la moyenne quand on débute. Mais c’est tout.

Enfin, au-delà du fait que ces deux arguments sont, comme on vient de le voir, erronés, il faut se pencher sur les conséquences. Car c’est bien là le plus problématique. En effet, brader ainsi votre œuvre à des tarifs dérisoires, cela véhicule tout simplement l’idée que ce que vous vendez est de médiocre qualité. Alors je sais, c’est débile et il y a plein de contre-exemples qui prouvent que prix et qualité ne sont pas liés de façon linéaire. Mais ils ne sont pas totalement déconnectés non plus et, de toute matière, le mode de consommation actuel reposant en partie sur cette relation, il faut bien faire avec. De fait, laisser croire, par cette politique de prix, que votre création est de faible qualité, c’est destructeur. Pour votre image, d’abord, bien sûr. Mais au-delà, ça participe au mouvement, à l’œuvre depuis deux bonnes décennies, de perte continue de valeur de la création.

Comment reprocher aux consommateurs de vouloir payer toujours moins ou aux commanditaires de ne plus vouloir rémunérer les créatifs autrement qu’à coup de visibilité si ceux-ci font eux-même la démarche de se brader ? Redonner à la création sa vraie valeur ne se fera que si chacun a une certaine estime pour le travail qu’il a accompli. De plus, dans le cas particulier de l’auto-édition, pratiquer des prix aussi faibles participe au manque de crédibilité dont souffre encore largement ce milieu. A vouloir à tout prix percer chacun dans son coin, c’est l’ensemble de la chaîne qui est tirée vers le bas (quand on vend son ebook 1€, difficile de payer un artiste pour faire la couverture etc.). Donc arrêtez de vous brader !

De la hiérarchie des formats

J’ai vu récemment passer l’argument, d’un point de vue plutôt lecteur cette fois, selon lequel les ebooks devraient être très peu chers car ils arrivent en bout de chaîne après le grand format et le poche. La comparaison avec le poche revient d’ailleurs très régulièrement.

Si tant est que ce ne soit pas de la pure pingrerie, cet argument témoigne au moins d’une grande méconnaissance de l’industrie du livre de la part de ceux qui le mette en avant. Il faut rappeler qu’un format poche ne sort jamais en même temps qu’un grand format et que tous les grands formats ne sont pas « convertis » au format poche. Il existe certes des cas de livres publiés directement en poche. Mais dans la grande majorité, le mécanisme est le suivant : le livre sort d’abord en grand format ; par la suite, si le grand format s’est suffisamment bien vendu, le livre sera republié au format poche, soit par la même maison d’édition soit par une maison d’édition spécialisée qui va venir acheter les droits, auprès de la maison d’édition initiale, spécifiquement pour ce format.

La raison qui justifie une publication en poche est double. D’une part, le grand format s’étant bien vendu, on considère que le travail éditorial (relecture, réécriture, correction etc.) a été « amorti ». D’autre part, le livre ayant déjà connu un certain succès, on considère qu’il a, en quelque sorte, passé un seuil qui va lui permettre de se vendre plus largement ; ce qui est essentiel pour le poche dont le modèle économique repose sur la quantité (et ce qui justifie que des maisons d’éditions spécialisés achètent, parfois cher, le droit de publier sous ce format… vous me suivez ?).

Pour justifier que les ebooks soient encore moins chers que le poche sous prétexte d’être « inférieurs », il faudrait donc qu’ils sortent encore après le format poche. Or, le plus souvent, ce n’est pas le cas, au contraire. L’ebook sort en même temps que le grand format, ou peu après. En tout cas, bien avant le poche. Et donc, bien avant que l’œuvre soit « rentabilisée ». Tout au plus pourrait-on estimer normal que les maisons d’édition baissent le prix des ebooks lorsque les livres sont parus en format poche. Mais c’est déjà assez régulièrement le cas en réalité.

Ebook et grand format, même combat. Vraiment ?

A l’opposé de ces considérations, on voit pas mal de grandes maisons d’édition pratiquer des prix pour les ebooks très proches de ceux des grands formats associés. Ce qui provoquent l’ire de nombreux lecteurs (sans faire toutefois chuter les ventes, soit dit en passant). Le grief principal des opposants à cette pratique repose sur la perception qu’il n’y a pas, dans l’ebook, la possibilité de possession d’un objet comme avec le broché, et surtout sur le fait qu’il y a moins d’intermédiaires dans la chaîne de production de l’ebook que dans celui du broché. Moins d’intermédiaires signifiant moins de coûts fixes, cela justifie donc un prix de vente moins élevé.

L’argument est valable. Toutefois, si l’on décompose ce qui constitue le prix d’un livre et qu’on retire ce qui ne concerne pas l’ebook (impression, stockage, distribution physique…), on arrive péniblement à baisser le coût de 40% à 50% par rapport à celui du grand format (je tiens les détails du calcul à disposition pour les intéressés). Ce qui revient à dire que, pour un grand format classique à 18/20€, le « juste » prix de l’ebook est autour de 10€. Un prix qui semble juste mais qui, aux yeux des nombreux partisans de l’ebook bradé, paraîtra encore excessif. Pourtant, en baissant encore davantage le prix, ce sont inévitablement les autres parties prenantes qui verront leur rémunération par unité baisser par rapport au grand format. Autrement dit, croyez-moi, ce sera encore l’auteur qui trinquera !

Et si on changeait de point de vue ?

Au fond, toutes ces questions viennent d’une erreur de diagnostique quant à ce que représente l’ebook. La comparaison fallacieuse avec le poche, notamment, prouve qu’il n’est considéré que comme un format additionnel et subalterne. A mon sens, il représente au contraire un profond changement de mode de consommation. Ceux qui m’auraient connu il y a quelques années seraient sans doute étonnés de me voir tenir de tels propos, tant j’ai été longtemps réfractaire à l’apparition du livre électronique et de la liseuse.

Aujourd’hui, j’en mesure les avantages. En plein voyage de plusieurs mois avec un seul gros sac à dos, je trouve un avantage à disposer de plusieurs dizaines de livres dans un appareil de la taille d’un petit livre de poche (sans compter la possibilité d’en racheter quand je le souhaite). Vivant dans un 50 m², je trouve un avantage à ce que ma bibliothèque ne se remplisse pas de 50 livres supplémentaires par an. Je vois également un avantage à ne pas avoir à donner, vendre ou reléguer à la cave un livre que j’aurais acheté mais finalement pas apprécié. Je ne suis pas pour autant devenu réfractaire au livre papier, à condition d’en percevoir une évidente valeur ajoutée (je suis ainsi le premier à vouloir me procurer les œuvres de Tolkien quand elles seront sorties dans la Pléiade). Mais pouvoir lire sans nécessairement posséder un objet supplémentaire me semble présenter de nombreux intérêts. Et je suis convaincu que cette tendance ne va faire que s’accroître, dans un monde où la dématérialisation par le numérique ne cesse de progresser.

Partant de là, le prix de l’ebook ne pourrait-il pas devenir le nouveau point de référence ? Après tout, faisant intervenir moins d’intermédiaires, c’est en quelque sorte le format le plus « pur ». Il ne retire rien à l’expérience de lecture. C’est plutôt le format papier qui rajoute à l’expérience littéraire la notion de possession, voire l’expérience graphique dans le cas d’éditions limitées, particulièrement illustrées etc. De ce point de vue, le prix de l’ebook est donc le plus représentatif de la valeur qu’on accorde à ce qui est au cœur de tout : la création. Car c’est bien ça qui est en jeu, finalement : quel est le juste prix de la création ? Quel est donc le juste prix de l’imaginaire, des questionnements, des multiples heures consacrées par l’auteur à la réalisation de l’histoire qu’il propose ? Pas bien élevé si l’on se fit à ceux qui rêvent de voir tous les ebooks à 1€. J’ose toutefois espérer qu’ils ne représentent pas la majorité. Ou au moins, que cet étiolement de la valeur des choses n’est pas une fatalité.