Fantasy française : l’heure de la prise de conscience

12 juin 2019
Posté dans Billet d'humeur
12 juin 2019 Enguerrand Artaz

Tout est parti de deux foyers, distincts certes, mais sans doute pas actifs au même moment par le seul jeu du hasard. D’un côté, on a eu toutes ces bonnes âmes (comme RTL par exemple) qui, à peine le final (à chier) de Game of Thrones diffusé, se sont hâtées de nous fournir des petites listes d’œuvres de Fantasy dans lesquelles piocher si la nostalgie de Westeros se faisait par trop insupportable. Listes qui se sont payées le luxe – ou l’outrecuidance, c’est selon – de ne mentionner AUCUNE œuvre française. Du grand art. De l’autre, on a eu cet article, plutôt intelligent à mon sens au demeurant, signé par Le Point Pop, qui tentait d’expliquer pour la Fantasy française « se vend mal ».

Il n’en fallait pas plus pour que tout ce que le web français compte d’auteurs, de blogueurs, de lecteurs et autres aficionados de la Fantasy s’excitent, s’écharpent, se déchirent et, une fois le sang essuyé, débattent sur ce sujet ô combien crucial. Croyez-moi, ça a donné lieu à des échanges des plus passionnants ! Alors, comme j’ai souvent besoin de laisser infuser la mixture avant de jaspiner et que j’essaie d’ériger au rang d’art le fait de débarquer après la bataille, voilà que j’apporte ma petite contribution à ce joli questionnement.

De quoi parle-t-on ?

Avant de rentrer dans le vif du sujet, tranchons deux points cruciaux. Tout d’abord, y a-t-il un problème avec la Fantasy en France ou y a-t-il un problème avec la Fantasy française ? On pourrait régler ça avec une expérience simple : allez dans la rue et demandez à 100 personnes si elles connaissent Game of Thrones puis si elles connaissent Gagner la Guerre. M’est avis que le résultat sera édifiant. Eh oui, au cas où certains en douterait encore, la France est tout aussi avide de Fantasy que le reste du monde. Le Seigneur des Anneaux, Le Hobbit, Narnia et autres Game of Thrones ont tous connus dans l’Hexagone un succès tonitruant. Et même en mettant de côté ces monuments, il serait bien faux de dire que Robin Hobb, Brandon Sanderson ou David Gemmel sont de parfaits inconnus entre nos frontières. Seulement voilà, dans tout ce joli lot de références, rien de français messieurs-dames ! C’est donc bien la Fantasy française et non pas la Fantasy en France qui est en question.

Deuxième question à trancher nette et sans bavure : on dit souvent que pour régler ce problème, tout le monde doit s’impliquer, des auteurs aux éditeurs et même jusqu’aux lecteurs. Je vais vous le dire tout net : oubliez la dernière partie. Imaginer un seul instant que la masse des lecteurs va subitement changer ses habitudes par curiosité, patriotisme, engagement ou bienveillance, c’est se fourrer le doigt dans l’esgourde jusqu’au gros orteil. Comment voulez-vous donc que les lecteurs évoluent alors que l’écrasante majorité de la Fantasy qui leur est proposée est anglo-saxonne ? Alors qu’ils sont abreuvés par l’omniprésence des licences multi-supports dont aucune n’est française ? Pour que la Fantasy française fonctionne, ce n’est pas au lecteur de changer de lui-même ses habitudes. C’est à tout le reste de la chaîne d’évoluer pour les lui faire changer. Le reste, c’est utopie et billevesées.

Au fond, c’est quoi le problème ?

En introduction, je vous disais qu’il n’y avait pas de problème avec la Fantasy en France. Comme je ne suis pas à une incohérence près, je vous dis maintenant tout l’inverse. Oui, il y a un problème avec la Fantasy en France. Mais, vous l’aurez compris, le souci n’est pas au niveau des lecteurs ni, donc, au niveau de ce qu’on appellerait, en conclusion des 52 slides PowerPoint d’une étude marketing, le « marché adressable ». Le problème, il est au niveau de ce que j’appellerai « l’appareil culturel ». Car ce sont bien les critiques, une bonne part des médias, un grand nombre de responsables publics, encore certains enseignants et même parfois des éditeurs qui persistent à voir la Fantasy d’un œil condescendant, voire franchement méprisant. Ô, pour sûr, la Fantasy n’est pas seule concernée. Les autres genres de l’imaginaire (Science-fiction, Fantastique et consorts), la littérature jeunesse et même parfois les thrillers, subissent le même opprobre. Pourquoi ? Au-delà du fait que ces genres livrent rarement du pathos bien épais à pleines brouettes (une friandise dont nombre de nos critiques se délectent), c’est toujours la même équation qui est en cause : ces genres sont appréciés du grand public = ils sont populaires = ils sont donc suffisamment basiques pour plaire au péquin moyen = c’est de la sous-littérature = ça ne mérite donc aucune considération. Et ça, chers amis, ça s’appelle l’élitisme frelaté ! Un biais dont le landerneau culturel français a fait un sport national.

Il faudrait un développement assez long pour expliquer les origines de cette déformation, tout à fait bancale d’ailleurs, tant on trouve des chefs d’œuvre dans les genres considérés comme inférieurs et des bouses stratosphériques dans la littérature « classique ». Il y a une dimension historique évidente, liée à cette érudition des salons privés des XVIIIe et XIXe réservés à la noblesse et à la haute bourgeoisie, et également liée à l’éternelle nostalgie française de son influence culturelle passée. Il a également une dimension socio-politique, plus moderne, une sclérose du microcosme culturel qui fonctionne trop en circuit clos, une forme de rejet de tout ce qui est assimilé à la culture anglo-saxonne (dans laquelle se sont révélés les genres de l’Imaginaire)… Bref, on pourrait en faire une thèse, mais ce n’est pas l’objet. Reste que la déconsidération de la Fantasy est une spécificité bien française, qui paraît chaque jour un peu plus saugrenue, mais qui ne laisse pas d’exister.

Est-ce une fatalité ? Vous vous doutez bien que si je m’échine à écrire tout ça, c’est que je suis convaincu que la réponse est non ! Mais alors, comment qu’on fait ?

Auteurs de fantasy, faisons-nous violence !

Eh oui, une fois qu’on a fait le constat, il ne suffit pas de râler et de se lamenter. Réfléchissons plutôt à ce qu’on peut faire pour retourner une situation bien ancrée mais pas irrémédiable.

Et commençons donc par ce que nous pouvons faire nous autres, auteurs. Car on aime bien se plaindre, dire que l’on n’est pas assez soutenus, reconnus et tout le tremblement, n’empêche qu’on a aussi notre part du boulot à faire. Et notamment en faisant preuve d’exigence. La Fantasy est un genre qui autorise énormément de liberté, d’imagination, d’invention. Mais ce ne veut pas dire faire n’importe quoi ! Ça ne veut pas dire mettre à tous les coins de rue de la magie qui arrange opportunément les bidons d’une histoire mal ficelée. Ça ne veut pas dire perdre toute notion de cohérence, au moins de faire traverser le continent à un dragon en un quart d’heure chrono douche comprise (toute ressemblance avec des faits s’étant réellement produits serait purement fortuite) ! Bref, ce n’est pas parce que le genre offre beaucoup de latitude qu’il faut jeter les règles élémentaires à la poubelle. Au contraire même ! Ces rappels peuvent paraître triviaux mais force est de constater, devant l’ampleur et l’hétérogénéité de la production, qu’ils ne sont pas si inutiles que ça.

Cette notion d’exigence doit toutefois aller plus loin que le « comment on écrit ». Elle doit aussi toucher le « qu’est-ce qu’on écrit ». Il y a pas mal de raisons à la suprématie de la Fantasy anglo-saxonne, mais l’une d’entre elles tient certainement au fait qu’une trop grande part de la production française se contente de livrer des copies plus ou moins pâles des succès d’outre-Atlantique. De ce fait, à la décharge des éditeurs, quitte à publier la même chose, autant préférer l’original qui a déjà fait ses preuves dans une autre langue, n’est-ce pas ? C’est donc bien en se singularisant, en se forgeant une identité, que la Fantasy française trouvera son salut. Mais ça veut dire quoi, se singulariser ? Créer des ovnis littéraires à l’image de ce que peut être La Horde du Contrevent pour la science-fiction ? Non, pas vraiment. Parce que de telles œuvres, malgré leurs immenses qualités, peuvent peiner à attirer le plus grand nombre, et également parce qu’elles peuvent difficilement être le support du développement de « licences » (on y reviendra). Chercher à révolutionner le genre ? Oui et non. Oui car chaque initiative en ce sens est louable et que les succès sont concrets. Avec son Gagner la Guerre, Jean-Philippe Jaworski nous a par exemple prouvé que la Fantasy pouvait sortir du cadre médiéval pour s’adapter avec brio à un environnement inspiré de la Renaissance. Mais tout le monde n’est pas capable de telles innovations et les pistes d’explorations vierges ne sont pas infinies.

Alors comment faire ? Il y a trois axes, à mon sens. D’abord, l’univers, le monde dans lequel se déroule les récits. Il n’y a aucun problème à ce qu’il contienne bon nombre de « classiques » du genre. Qu’il y ait des Nains et des Elfes, des Hommes et des Gobelins, que ça se triture la couenne à coup de lames et que ça embarque son petit lot de magie au passage, ce n’est pas nouveau, ce n’est pas original, mais ce n’est pas un problème si le monde qu’on développe va au-delà de ces références pour proposer des éléments personnels, singuliers ou novateurs. Et surtout si ce monde est suffisamment vaste, riche et développé pour que les lecteurs aient envie d’y imaginer leurs propres histoires. C’est ça qui fait la force de la Terre du Milieu, de Westeros, de Poudlard, d’Azeroth : l’envie qu’on a d’imaginer ces mondes au-delà du récit lui-même et leur capacité à « vivre » indépendamment de l’histoire qui les a fait naître. Je cite à nouveau ce concept de « licence » que j’aborderai ensuite (ce teasing de fou, t’as vu ou quoi ?!) mais le fait de créer un univers riche et potentiellement autonome en est un prérequis indispensable.

Le deuxième axe, c’est bien sûr l’histoire. Et là, bordel, un peu d’originalité, par pitié ! A la 250e histoire de jeune paysan ignorant qui s’avère être l’élu qui sauvera le monde ou au 400e opus de l’héritier royal dépossédé qui luttera pour sa légitimité, je vous jure qu’on commence à friser l’indigestion carabinée. De celle qui vous cloue aux gogues jusqu’à ce que vous ayez perdu la moitié de votre poids. Sérieusement, si on prend la peine de développer tout un univers, riche et profond, ce n’est pas pour l’explorer par les mêmes voies qui ont été battues et rebattues par des générations d’auteurs avant nous ! C’est d’ailleurs un bon test : en tant qu’auteur, si on n’a pas envie d’explorer notre propre univers autrement que par les chemins les plus classiques qui soient, pourquoi les lecteurs auraient-ils envie de se lancer dans l’aventure ?

Le dernier axe, c’est la langue, le style. J’entends déjà les cris d’orfraie : le style ça ne veut rien dire, il n’y a pas besoin d’écrire de manière compliquée, ce qui compte c’est l’histoire que l’on raconte etc. Ça se défend vous me direz. Sauf que voyez-vous, ce choix de privilégier le fond à la forme, de mettre tous les efforts sur l’histoire sans se préoccuper du style, c’est une marque de fabrique des grandes sagas anglo-saxonnes. Ô bien sûr, il y a bien des contre-exemples. N’empêche qu’une écrasante majorité applique ce principe, qui n’est pas critiquable en soit d’ailleurs mais qui est un choix délibéré et identifié. Et cela nous offre à nous, auteurs français, une double chance. D’une part, celle de se différencier en remettant la qualité de la langue au centre de la réflexion. D’autre part, en utilisant au maximum les trésors d’ingéniosité, de variété, de poésie que recèle la langue française. Elle est si riche qu’elle offre un terrain de jeu quasiment illimité pour quiconque aime jouer avec les mots. Quelle pitié se serrait de ne pas en profiter !

Des univers riches et développés, des histoires qui choisissent des angles originaux et une langue travaillée et ciselée : voilà le triptyque que nous devons chercher à appliquer pour permettre à la Fantasy française de forger son identité.

Et les éditeurs (et le reste) dans tout ça ?

Arrivés à ce stade de la lecture, pour les rares qui ne sont pas encore en train de ronfler ou qui ne sont pas retournés se tripoter les noix, vous vous dites : « Je rêve ou ce connard est en train de dire que c’est aux auteurs de se bouger le cul ? Déjà, y’en a plein qui le font, ce qu’il dit, et puis il fait quoi des éditeurs et du reste de la méchante machine qui exploite les auteurs ? ». Déjà oui, et je n’en démords, nous devons, en tant qu’auteurs, évoluer et attaquer le problème à notre niveau propre. Mais bien sûr, certains le font déjà et, bien sûr, cela ne suffit pas, car l’autre rouage majeur du système, l’édition, doit aussi jouer le jeu.

Elle est d’ailleurs en grande partie responsable de la suprématie de la production anglo-saxonne sur la Fantasy française. En effet, pour reprendre ce que je disais un peu plus haut, le monde littéraire français fait face à un paradoxe : il déconsidère la Fantasy mais constate qu’elle se vend. En résumé, « c’est de la merde, mais ça marche ». A partir de là, on voit venir le dénouement. On sort de l’approche créative, collaborative avec les auteurs, pour ne conserver que la composante mercantile et courtermiste de l’équation. Et de ce point de vue, il n’y a effectivement aucun intérêt à essayer de faire émerger une Fantasy française, avec les risques que ça comporte, alors qu’on peut se contenter de traduire, souvent à la truelle de carreleur, les succès qui nous viennent d’outre-Atlantique ou d’outre-Manche.

C’est cet esprit qui doit absolument évoluer au sein des éditeurs. D’abord, un peu utopique certes, par fierté nationale. C’est quand même à se coincer les parties dans une porte de voir l’immense majorité de la manne financière que génère la Fantasy s’engouffrer dans des productions anglo-saxonnes alors que l’on possède d’excellents talents au sein de l’Hexagone. Mais surtout, les éditeurs doivent se mettre dans le crâne que, financièrement, ils ont tout à gagner à aider la Fantasy française à émerger. Parce qu’une production originale, lorsqu’elle devient un succès, rapporte infiniment plus que le succès qui appartient à un autre et dont on a seulement acheté les droits pour la traduction. Et bien au-delà, en tirant le fil jusqu’au bout, parce qu’on peut finir par développer des « licences » (ça y est, j’aborde enfin le point !).

Je dois humblement reconnaître que cette réflexion n’est pas née ex-nihilo de mon cerveau pourtant infiniment fécond. Elle m’a été inspirée par une passionnante série de tweets de Maxime Duranté, dont je vous conseille chaudement de suivre les tribulations. Qu’est-ce qu’une licence ? Dans le cas présent et à grands traits, c’est un univers, un ensemble d’histoires qui dépassent largement le cadre purement littéraire pour toucher beaucoup d’autres sphères de la création, notamment le cinéma, les jeux vidéo et de plateau et les arts graphiques. Et c’est incroyablement puissant ! Le Seigneur des Anneaux, Game of Thrones, Warcraft, Donjons et Dragons, Warhammer… tous ces noms vous parlent et sont de parfaits exemples de ce qu’est une licence et de la puissance que ça peut avoir (on notera au passage que si toutes ont investi le champ littéraire, toutes n’y sont pas nées). Maintenant, essayez de me trouver un équivalent français. Aller, aller, cherchez… J’attends…

Non, en fait, pas la peine, que vous ayez trente secondes ou quatre heures, le résultat sera le même : vous n’en trouverez pas ! Et c’est là un des autres aspects du drame. Sans licence phare, sans tête de proue capable de fendre les flots, le navire de la Fantasy française restera à cabotiner le long des côtes. Mais voilà, pour rendre possible l’émergence de tels fers de lances, encore faut-il accepter de mener jusqu’au bout le travail de collaboration poussée avec les auteurs que des projets de cette ampleur nécessitent. On en est malheureusement très très loin et on rejoint en partie ici toutes les interrogations récentes sur le statut des auteurs (#PayeTonAuteur etc.). En résumé, à un moment ou à un autre, les éditeurs devront accepter de courir un risque et de jeter, main dans la main avec les auteurs, les bases de cet immense projet. Tout pourra ensuite en découler.

Alors oui, j’en vois déjà m’avancer la question des moyens, notamment en ce qui concerne l’adaptation audiovisuel. Effectivement, entre une charge de trois mille cavaliers elfiques pour enfoncer les rangs d’une armée de dix mille gobelins et le dialogue entre deux chômeurs en fin de droits accoudés au zinc du café de la gare à Béthune, on n’est pas franchement sur les mêmes budgets ! Mais toute Fantasy n’implique pas des batailles épiques ou des débauches d’effets spéciaux. Pour reprendre une troisième fois cet exemple, une adaptation télévisuelle d’un livre comme Gagner la Guerre est parfaitement envisageable avec un budget honnête. Un décor adapté, quelques beaux costumes et une poignée de cascades et vous avez cerné une bonne partie des contingences pratiques de l’idée. Le but n’est pas de concurrencer la trilogie de Peter Jackson dans les deux ans ! On peut commencer modestement.

Mais il faut commencer. Tout part de là. Du titre de cet article. De la prise de conscience. Nous avons, auteurs, éditeurs et au-delà, toutes les cartes en main pour faire émerger et éclater au grand jour la Fantasy française. Nous devons en avoir conscience, y croire, en rêver. Et tout faire pour que ce rêve devienne une réalité.