De cet irrépressible besoin de croire

18 janvier 2021
Posté dans Bloc-notes
18 janvier 2021 Enguerrand Artaz

« Mais l’homme qui croit être arrivé par la logique à rejeter sans hésitation toute idée religieuse est nécessairement un esprit faux. »

Cet extrait du Journal Intime de Benjamin Constant, rapporté dans le bloc-notes de Mauriac du 27 octobre 1952, me parle. Je ne suis pas croyant, sans l’ombre d’une hésitation. Si j’apprécie la mystique chrétienne et ses histoires, c’est au même titre que les légendes celtiques ou germaniques, que les mythologies grecques ou égyptiennes, que les fables japonaises où s’épanouissent les kami. Pour autant, je ne suis pas non plus athée. À tout prendre, je me considère plutôt comme agnostique. Pour deux raisons, au fond. La première est intimement liée à la formule de Benjamin Constant. Car je suis homme de logique. Et la logique, si elle est honnêtement appliquée, ne peut que vous amener à préférer la voie de l’agnosticisme à celle de l’athéisme. Il y a en effet trop de zones d’ombre dans notre histoire et nos connaissances, trop d’énigmes dont le sens nous échappe, trop de concepts qui, pour tout prouvés qu’ils soient par la science, se dérobent à notre représentation (l’infini de l’univers et sa perpétuelle expansion par exemple), pour qu’on puisse « rejeter sans hésitation » la possibilité qu’existe une puissance supérieure et transcendantale.

La seconde est plus profonde, plus complexe et je crains fort de ne pas parvenir à en livrer une représentation fidèle. Elle a trait à cette notion, par trop malléable, qu’est celle de « spiritualité ». Je suis profondément convaincu que l’Homme cultive jusque dans son patrimoine génétique un besoin intense et irrépressible de croire ; plus spécifiquement même, de croire en quelque chose qui le dépasse. Longtemps, les religions ‒ au sens le plus large du terme ‒ ont tenu ce rôle, d’une façon jalousement exclusive. Aujourd’hui encore, elles conservent cette prééminence dans de nombreuses régions du monde ; peut-être même gagnent-elles à nouveau en puissance, mais j’y reviendrai. Dans les sociétés occidentalisées, en revanche, la religion chrétienne, qu’elle soit d’obédience catholique, protestante ou, plus marginalement, orthodoxe, s’est progressivement vue retirer ce privilège millénaire. Est-ce à dire, pour autant, que nos populations ont cessé de croire ? Manifestement, non. La croyance a seulement changé d’objet.

De Dieu, elle est passée à la science, à la technologie ou à l’économie. L’objet change mais les mécanismes de fond sont incontestablement les mêmes. Le transhumanisme, apogée de l’idéologie du progrès technologique, est-il si différent de la quête d’éternité inhérente à toute religion ? Les disputes scientifiques, dont les débats à couteaux tirés entre médecins sur la question du coronavirus ont constitué une édifiante illustration, ne nous ramènent-elles pas à la querelle des rites qui opposa, il y a près de quatre siècles, les ordres missionnaires ? L’invocation systématique des concepts économiques, épuisés d’être ainsi galvaudés ‒ celui de « croissance » en particulier ‒ a-t-elle beaucoup à envier à la scansion des mantras ?

Au fondement de ces nouvelles croyances, se trouvait la volonté, louable, d’opposer des champs de réflexion rationnels aux dogmes abscons et aux références imaginaires de la foi religieuse. Cependant, au-delà du fait que toute discipline, aussi scientifique soit-elle, ne saurait totalement exclure une part d’interprétation, et donc d’irrationnel, ce postulat omet un élément capital. Le besoin de croire ne se limite pas à la quête d’un canevas qui enrégimenterait le monde. Il se double d’un besoin d’élévation, de transcendance spirituelle. L’Homme ne cherche pas seulement à croire en plus grand que lui. Il cherche aussi à se grandir lui-même. Comment expliquer autrement ce goût, dans les sociétés occidentalisées qui ont désertée leurs religions fondatrices, pour les principes bouddhiques, les vertus chamaniques ou la voie druidique ? L’économie, la science, la technologie livrent certes des grilles de lecture ‒ partielles et incomplètes malgré tout ‒ du monde et de la société. Elles sont en revanche impuissantes à répondre à cette quête de dépassement de la nature humaine. Ce n’est probablement pas un hasard si, à l’heure où les ravages provoqués par la croyance aveugle en ces disciplines leur valent défiance et incrédulité, la foi religieuse paraît faire un retour en force, à fortiori lorsqu’elle s’appuie sur une vision autoritaire.

Après des siècles pendant lesquels la férule religieuse a administré bien des aspects du quotidien, au risque d’excès sanglants et d’archaïsmes inamovibles, nous avons choisi de rejeter toute dimension spirituelle au profit d’un matérialisme aride, au risque d’une perte de sens, de repère et de vision. A la suite l’un de l’autre, ces systèmes ont échoué, par leur incomplétude et leur dogmatisme. Au milieu des ruines de ces deux édifices, nos sociétés sont sommées d’en bâtir un nouveau. Pour ce faire, elles seraient bien inspirées de se souvenir que si l’Homme a besoin de croire, il a besoin que cette croyance lui offre du sens, ne lui donne pas seulement une explication mais aussi une direction, ne se borne pas à nourrir ses besoins matériels mais aussi spirituels. Mais un unique objet de foi peut-il concilier tous ces objectifs ? Je ne le pense pas et c’est sans doute l’exigence d’exclusivité qui mène à l’échec tant la religiosité aveugle que le matérialisme obtu. Après avoir mis Dieu au centre de tout, nous avons voulu mettre l’Homme au centre de tout. Sans doute le moment est-il venu de chercher à équilibrer la balance.